Interview de Tristan Palese

Expert en management intergénérationnel

À l’horizon 2025, il semblerait que la génération Y représentera le 75 % de la main-d’œuvre mondiale.

Toutefois, actuellement, le management compterait une majorité de représentants de la génération d’avant, les X. Dans le contexte de l’entreprise, pensez-vous que la « menace du stéréotype » s’applique particulièrement à la génération Y, à savoir la crainte être jugé ou perçu comme rebelle, au sens trop indépendant et pas assez traditionnel ? Par conséquent, quand un représentant de la génération Y se retrouve manager, n’est-ce pas doublement « challenging » ? Comprendre les X et se faire comprendre en tant qu’Y?

Tout d’abord, je ne pense pas que la menace du stéréotype s’applique particulièrement aux personnes de la génération Y. Comme vous l’avez relevé, les managers sont pour l’instant majoritairement des représentants de la génération X alors que la génération Y prendra gentiment le relai à l’horizon 2025. Ce ne sera donc plus les personnes de la génération Y qui seront en infériorité numérique pour les postes de management, mais celles de la génération Z. La menace du stéréotype peut en fait s’appliquer à toute nouvelle génération qui entre sur le marché du travail ! D’ailleurs, il y a de plus en plus de recherches démontrant que les croyances que les gens ont par rapport aux nouvelles générations sont stables au cours des 40 dernières années. Autrement dit, les Babyboomers avaient certaines croyances sur la génération X, qui a ensuite eu des croyances similaires sur la génération Y, qui aura ensuite des croyances similaires sur la génération Z. Ainsi, chaque nouvelle génération est la cible de stéréotypes similaires de la part des générations précédentes et peut être affectée par la menace du stéréotype.

Ensuite, un manager passe 80% de son emploi du temps à communiquer avec autrui. Or, la communication demande deux compétences principales : se faire comprendre et correctement comprendre autrui. Ce « double challenge » est d’autant plus complexe dès lors qu’il s’agit de communiquer avec des personnes qui partagent des références ou des connaissances différentes des nôtres (p.ex. des personnes de générations différentes). Donc oui, bien sûr, les personnes en position de management sont face à ce « double challenge » inhérent à tout processus de communication. Cependant, ce « double challenge » n’est pas un challenge réservé aux Y. Ce challenge touche toute personne en position de management qui est amenée à travailler avec des personnes de différentes générations et ce, peu importe la génération à laquelle cette personne appartient.

En 1980, Michel Sardou a sorti cette chanson qui a été un tube, « Ma génération, c’est loving you »*.

Ce chanteur de 72 ans fait partie des Baby-boomers, nés entre 1946 et 1965. Comment expliquer le succès de cette chanson ? Par le fait qu’elle dénie le poids de la mémoire, des souvenirs communs et des événements marquants propres à toute génération ? Ou simplement du fait qu’il s’agisse d’une référence commune ?

*Ma génération, c’est “loving you”, Une chanson, c’est tout, Une génération sans histoire, Sans mémoire. Ma génération, c’est “loving you”.

Eh bien, je vais être honnête avec vous… Je ne connais pas cette chanson… Expliquer le succès de cette chanson n’est donc pas chose facile pour moi… D’autant plus que mes références musicales sont plus orientées musiques électroniques – question de générations ? –. Cependant, du passage que vous m’avez donné, j’ai tout de suite pu comprendre que cette chanson fait référence à la génération des babyboomers. Pourquoi ? Car les thèmes qu’elle semble aborder sont, pour moi – et dans l’imaginaire collectif –, fortement associés à cette génération. Le succès de cette chanson pourrait donc s’expliquer par le fait qu’elle a permis aux Babyboomers de se reconnaitre dans les paroles de Michel Sardou au moment de sa sortie. En effet, une génération est un groupe de personnes étant nées dans une même période de temps et qui ont vécu les mêmes événements marquants au cours de leur jeunesse. Ces événements peuvent par exemple être culturels – pensons à Woodstock en 1969 pour les Babyboomers –, sociaux-politiques – pensons aux attentats du 11 septembre 2001 pour la génération Y –, ou encore économiques et technologique – pensons à l’avènement de la réalité virtuelle qui risque d’impacter grandement l’identité des jeunes d’aujourd’hui, la génération Z –. Tous ces événements marquants ayant lieu durant leur jeunesse vont amener les personnes d’une même génération à développer une identité commune. Mais est-ce que ces différences de vécus mènent à des différences systématiques entre des personnes de générations différentes sur le lieu de travail ? C’est une autre question…

Vous dites qu’il y a des différences d’identités entres les générations mais pas de différences de valeurs sur le lieu de travail. Qu’entendez-vous par là ?

Comme mentionné précédemment, il est normal d’avoir des différences d’identités entre des personnes de générations différentes car tous les membres d’une même génération partagent des références et des mythes communs qui diffèrent de ceux des autres générations. Cependant, contrairement à ce que l’on entend souvent, il n’y a pas de grandes différences systématiques et significatives entre les générations au niveau des valeurs que les personnes ont sur leur lieu de travail. Par exemple, il a été montré qu’avoir un impact social ou environnemental via son travail ou encore travailler dans un groupe diversifié est tout aussi important pour les Babyboomers que pour les membres de la génération X ou Y. Pourquoi entendons-nous alors si souvent que les personnes de la génération Y sont différentes de la génération X sur le lieu de travail ? Tout simplement car nous oublions un aspect essentiel en comparant ces différentes personnes : leur âge. En effet, lorsque nous comparons deux personnes de générations différentes dans la vie de tous les jours (p.ex. sur le lieu de travail), nous avons tendance à les comparer à un instant t. Ainsi, je vais par exemple comparer ma sœur (génération Y) à ma mère (génération X) aujourd’hui. Mais quel est le problème dans ce cas ? Le problème est tout simplement que je ne compare pas seulement deux personnes de générations différentes mais aussi deux personnes d’âges différents ! Si je perçois une différence entre ma sœur et ma mère, je ne peux donc pas savoir si cette différence provient vraiment d’une différence de génération ou tout simplement du fait qu’elles ont des âges différents. La solution pour éviter ce biais ? Comparer les personnes de générations différentes au même âge. De cette manière, nous sommes certains que les différences que l’on observe sont vraiment des différences entre les générations et non des différences dues aux âges différents. Ce sont d’ailleurs les études ayant corrigé ce biais qui ont permis de mettre en avant que les différences entre les générations sur le lieu de travail sont surestimées. Les différences sur le lieu de travail que l’on attribue aux générations reflètent en fait souvent des différences d’âges.

De quoi dépend le plus une bonne cohabitation générationnelle sur le lieu de travail, d’une compréhension commune des attentes, du langage et des références de chaque génération ou alors de l’instauration d’un climat de travail sain ? Voir des deux ?

Cela dépend bien entendu des deux. Cependant, au-delà de l’importance d’une compréhension commune des attentes ou du langage et d’un climat de travail sain, une bonne cohabitation intergénérationnelle passe également par un changement du vocabulaire utilisé dans les entreprises lorsque l’on aborde cette « problématique » intergénérationnelle : ne parlons plus de différences intergénérationnelles, parlons de différences d’âges !

Je viens de mentionner que  ce sont les différences d’âge qui expliquent en grande partie pourquoi des personnes de générations différentes se comportent parfois différemment sur le lieu de travail. De plus, lorsque nous parlons de générations, nous créons un sentiment d’appartenance groupal chez les membres d’une même génération. Par exemple, les X se sentent appartenir à un groupe différent des Y, et vice-versa. Ceci est problématique car le sentiment d’appartenance peut augmenter les risques de méfiance et de conflit entre les membres de différents groupes, ce qui limite la collaboration et la communication. Au contraire, si nous parlons de différences d’âges, il est plus facile de s’identifier aux personnes qui ne sont pas de notre génération. Nous avons tous eu 20 ans et nous aurons tous – espérons-le – un jour 60 ans. Parler de différences d’âge plutôt que de différences entre les générations favorise donc la prise de perspective de l’autre et facilite la compréhension mutuelle. Enfin, se focaliser sur les générations plutôt que sur l’âge est également problématique car c’est une simplification de la réalité. Par exemple, lorsque l’on parle de la génération Z, nous mettons dans le même panier des enfants étant à l’école enfantine et des jeunes lycéens passant leur maturité. C’est problématique dans le sens où cela nous amène à négliger les différences individuelles entre les personnes d’une même génération. Or, une des compétences clés de tout manager pour gérer une équipe multigénérationnelle – avec des collaborateurs d’âges différents – c’est justement de savoir s’adapter aux besoins de chacun.